IRANCY

Le temps des cerises
 

Seul vin rouge de l’Yonne à posséder l’appellation communale, l’Irancy est aujourd’hui le pendant du blanc Chablis. Comme lui, il s’agit d’un très vieux cru bourguignon, dont l’histoire a, bon an mal an, traversé une dizaine de siècles. C’est au temps des premières cerises - ou mieux, à l’époque où éclatent leurs fleurs - qu’il faut aller découvrir dans ses meubles ce fringant pinot.


Le village d’Irancy se situe à une quinzaine de kilomètres au sud d’Auxerre. Sur la rive droite de l’Yonne, il se love secrètement au creux d’un vallon, parmi les vignes et les cerisiers. Pour le rejoindre, deux routes sont possibles. Celle du bas, en montant la côte depuis Vincelottes : un dernier mamelon à passer et soudain, c’est la merveilleuse apparition du village, au pied de son vignoble-amphithéâtre. Ou bien celle du haut, en venant de Saint-Bris-le-Vineux : après la croisée du Poteau (table d’orientation), plongée directe sur le village, tapi au fond de sa cuvette. La vue est belle à couper le souffle, la descente par les vignes un pur enchantement. Difficile de choisir entre ces deux routes, alors un conseil : prenez l’une pour arriver, et repartez par l’autre.

 

Village enchanteur

A Irancy, les siècles se sont délicatement amoncelés, sans que soit bousculée la ravissante ordonnance des lieux. Un moutonnement de vieux toits enserre son église Renaissance, remaniée par Soufflot, l’architecte du Panthéon, natif du pays. Compliqué par tout un lacis de ruelles, de venelles et de sentes, le village semble moulé dans une ceinture de remparts, qui pourtant n’existent plus. L’enceinte fut en effet démantelée en 1568, quand les protestants d’Auxerre reprirent violemment cette petite place catholique. Il en reste quelques traces : ainsi rue des Morts, certains murs sont jointoyés avec des débris d’ossements des victimes du massacre.



Un village épargné par le temps

Tout autour du village, la vigne monte en rangs serrés, bariolée de cerisiers qui, au printemps et à l’automne, éclaboussent les coteaux de leurs taches éclatantes. Mais les bigarreaux, marmottes et autres burlats, peu rentables, ont largement cédé du terrain. La grande affaire d’Irancy reste le vin. L’an 861 est la date pivot, celle où le village entra dans la mouvance de l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre, dont on sait le rôle déterminant qu’elle joua, avec Pontigny, dans l’essor viticole de la région. Bien plus tard, Irancy - comme Chablis - réchappa mieux que d’autres au désastre phylloxérique. Les ceps ne désertèrent jamais ses pentes, consolidant une forte individualité villageoise. A la naissance des appellations, le vin d’Irancy ne fut retenu que comme simple Bourgogne. En 1977, sa spécificité lui valut cependant un petit régime de faveur, avec le droit de mentionner le nom du village derrière l’appellation régionale (Bourgogne Irancy). L’ultime reconnaissance vint en 1999, sous la forme d’une appellation communale à part entière (Irancy), d’où l’heureuse symétrie avec Chablis.

 

Pinot et soupçon de césar

Le vignoble couvre près de 170 hectares. Il s’étend pour l’essentiel sur la commune-titre, déborde un peu sur Vincelottes et Cravant. Il occupe un cirque majestueux, un grand fer à cheval ouvert amplement au sud-ouest. Les sols sont des marnes calcaires du kimmeridgien - étage du jurassique supérieur caractérisé par son abondance en fossiles d’huîtres de l’espèce Exogyra virgula. Une haute ligne de crête, coiffée de touffes de forêt, encercle cette cuvette, qu’elle protège des vents du nord.

L’Irancy repose sur le pinot noir, même si le décret autorise le césar en cépage accessoire. Ah, le césar ! On en parle plus qu’on en boit. C’est un peu l’Arlésienne du village, car il subsiste sur 3% à peine de la superficie plantée. Ce plant, à feuillage abondant et grosses baies, est vigoureux mais sensible à la coulure, donc d’une productivité capricieuse. Sur les marnes locales, il donne des vins colorés et tanniques, lents à se faire. Il était autrefois adulé, mais redouté. Il a donc peu à peu régressé devant le pinot, dont il est devenu à l’occasion le condiment.
 

Fière revendication à l’entrée du village

Mais au fait, césar ou romain ? Les deux, mon général ... Indiscutablement, ce plant est apparu dans le sillage des légions transalpines, comme l’atteste un bas-relief du IIe siècle, exhumé dans les fouilles d’Escolives-Sainte-Camille, qui représente des pampres aux feuilles très dentelées, comme les siennes. Et son berceau est Coulanges-la-Vineuse, de l’autre côté de l’Yonne, village dont l’étymologie rappelle qu’il fut une "colonie" romaine. Jadis, le césar s’appelait aussi picorgniot - du vieux verbe picorner (en gros, abuser du bon vin). Sans prêter un tel zèle aux Irancéens, le terme sonne bien avec l’ambiance colorée qu’on partage volontiers dans leurs caveaux.

Chapelet de lieux-dits

Les vinifications sont plutôt traditionnelles. La vendange n’est pas systématiquement éraflée. Il y a peu, on utilisait encore de vieilles cuves "en terre", creusées à même le sol, qu’on pigeait à l’aide de l’antique éralouée (long bâton de cornouiller). L’élevage s’opère souvent en fûts, entre 9 et 18 mois. Le vin balance entre la structure et le fruité, sur fond de petits fruits rouges (cerise au premier rang). Son évolution se fait à pas comptés. Les cuvées les plus tendres s’attaquent autour de deux ans. Les vins plus charpentés s’apprécient autour de cinq ans. Par la grâce de certains millésimes, l’Irancy affronte la garde, surtout lorsqu’il a dormi dans la fraîche humidité des caves bourguignonnes : vingt ans ne sont pas insurmontables.

Tout autour du village, le fer à cheval égrène un chapelet de lieux-dits. Leurs noms fleurent bon les sentiers, les buissons : Côte du Moutier, Mazelots, Paradis, Beaumonts, Bergères, Boudardes, Bessy, Vauchassy, Vaupaissiau ... Avec leur style robuste et séveux, les Mazelots ont toujours été l’un des clous du cru. Au nord se situent Les Cailles, entièrement sur Vincelottes. A l’autre bout de l’arc, voilà la fameuse côte de Palotte, en surplomb de l’Yonne : la perle noire d’Irancy ... même si elle appartient à la commune de Cravant. Ses 5,6 hectares en pente forte se chauffent aux rayons du midi. Au XIXe siècle, la Palotte était considérée à l’égal d’un "cru classé". De nos jours, morcelée entre de nombreux propriétaires, elle demeure un petit conservatoire du césar, et donne des vins toujours gracieux.
 

Automne aux environs d’Irancy
 

Au bonheur des caves

La tournée des producteurs d’Irancy ne lasse jamais. Indiscutablement, la famille Colinot figure parmi les valeurs sûres du village. Stéphanie Colinot a repris le flambeau de son père, Jean-Pierre, dont les talents de comediante brûlent la terre battue des caves. Lui-même fut formé à l’école de son père, Robert, un personnage haut en couleur. Les millésimes récents confirment l’excellence de la lignée. Chez les Colinot, sur l’intuition prémonitoire de Jean-Pierre, la déclinaison en climats est pratiquée depuis longtemps. Le Mazelots 2009 est tonique, en pleine santé adolescente. Légèreté et digestibilité définissent le Palotte 2008, avec ce côté aérien qui est souvent la marque du cru. Le Vieilles Vignes 2008 (issu de Vauchassy) exhibe des tanins plus serrés, le Côte du Moutier 2007, rescapé d’une année délicate, retient par son équilibre. Le Cailles 2006 marie finesse et arômes, le Boudardes 2005 confirme la riche maturité du millésime. Le Palotte 2003 est un modèle du genre : nez de burlat et de bigarreau, bouche soyeuse et parfumée, délicatement patinée, profondeur du goût ... Difficile à égaler sinon par son compagnon de cave, le Mazelots 2003, explosif et délicieux. Des riches heures de Jean-Pierre Colinot, on extraira cette belle pièce à conviction, le Mazelots 1993. Malgré un millésime ingrat, il résume l’élégant classicisme que cultive cette attachante propriété (sur le domaine Colinot, voir aussi notre Carnet de cave n° 13).

Sur Irancy, le sympathique Thierry Richoux est un autre pilier de la qualité. Ce vigneron expérimenté a pour principe d’élever longuement ses vins. Leurs vertus cardinales sont la netteté et la franchise. Son 2007, sérieux mais charnu à souhait, contourne la relative difficulté du millésime. Le 2006 donne dans la tendresse mûre et la séduction aromatique. Généreux mais complet, le 2003 montre l’exemple dans cette année aux conditions inaccoutumées, notamment en pays icaunais. Le Palotte 2000 (en magnum) est vraiment magnifique : une explosion en bouche, profondeur et longueur pour suivre. Chez Thierry Richoux, les millésimes anciens impressionnent, tant la régularité le dispute à leur endurance. L’Irancy 1993 semble résister à tout signe d’usure, le 1992 est mûr et épanoui, tout en maintenant sa fraîcheur, le 1991 demeure du genre solide. Son 1990 est un monument : complet, mature, parfaitement intact après vingt ans de bouteille.

Puisqu’on est dans les vieux flacons, revisitons le 1991 de Roger Delaloge : toujours bon pied bon œil, petite notes torréfiées, allure rustique et sincère (rappelons l’humeur maussade de la vigne, cette année-là, après un gel meurtrier). Le 1995, resté plus frais, illustre aussi cette veine plaisante des vieux pinots, mâtinés d'un peu de césar. On finira sur une affiche plus récente, celle de Vincent Dauvissat, producteur bien connu de Chablis, débarqué dans l’appellation voici quelques années. L’étiquette de son vin, à l’effigie du village, est charmante (on est loin de certaines vanités graphiques d’aujourd’hui …). Sous la vignette, le 2007 est nerveux, sur un fruit bien défini, le 2005 est droit et fin, avec du tonus. Beaucoup de naturel dans ce coup de patte-là.
 

Tous droits réservés © 2011, Michel Mastrojanni (texte et photos)




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