CARNET DE CAVE N°5

 

Où lon parle des Champagnes Devaux, Moutard et Drappier, ainsi que des vins de la Cave d’Eguisheim (Alsace grand cru) et du Château Clos de Sarpe (Saint-Emilion grand cru).

 

Les promesses de l’Aube
 

Un peu à l’écart dans la constellation champenoise, l’Aube verdoyante n’en a pas moins l’effervescence charmeuse. Le Champagne Devaux (cette marque habille en réalité le groupement coopératif de l’Union Auboise) vaut ainsi le détour. Dans l’enceinte du Domaine de Villeneuve, près de Bar-sur-Seine, la maison vient d’ouvrir au public le Manoir Devaux, belle demeure du XVIIIe siècle, impeccablement restaurée et décorée, où se niche un délicieux espace de découverte et de dégustation. On est sur les berges bucoliques d’une Seine encore enfant. Dans les salles claires du manoir, que baigne l’un des premiers méandres du bébé fleuve, on savoure la riche palette des bulles de la maison, au son rafraîchissant des eaux vives et des flûtes cristallines.

 

L’Aube, terre de vignobles (Les Riceys) et d’églises à pans de bois (Longsols)

 

Emprisonnée dans une ample bouteille (sa forme évoque une aube), la Cuvée D couronne la gamme. Elle réunit quatre Champagnes. La Cuvée D, sans mention de millésime, donne le ton. Deux tiers de pinot noir pour un tiers de chardonnay, l’avantage au premier rappelle que le vignoble barrois est sa terre d’élection. Cinq ans de cave, au minimum, ont patiné l’assemblage. Mariant le pain grillé aux fruits secs, l’ensemble est corpulent, généreux, animé d’une revigorante fraîcheur. En magnum, cette nervosité se fait encore plus incisive, au point d’envisager une garde sérieuse. L’Ultra D défend quant à elle la cause de l’extra-brut, avec son dosage quasi nul : c’est remarquablement frais, dégraissant, avec une pureté de goût renforcée. Millésimée, la cuvée phare de la maison pratique une stricte équité entre pinot noir et chardonnay, tout en reflétant les nuances des différentes années : note de noisette et droiture pour la D 2002 ; or appuyé, nez grillé-brioché et rondeurs avenantes pour la D 2000 (en magnum). La D Rosé complète le quatuor, avec sans doute une dette envers le pinot noir des Riceys voisins : parure saumon pâle, petits fruits rouges, vivacité feutrée, belle persistance.

 

 

A Buxeuil, toujours sur les rives de la jeune Seine, le Champagne Moutard mérite aussi une halte. Des coteaux alentour, François Moutard sait extraire des cuvées bien personnalisées, exprimant fidèlement le terroir kimméridgien. La Grande Réserve "Champ Persin" va un peu à contre-courant des Champagnes aubois, puisque c’est un pur chardonnay. Robe vert pâle, bulle délicate, bouquet minéral et agrumeux, bouche avivée par une fraîcheur acidulée, voilà le parfait Champagne d’apéritif. A déguster avant l’étonnante Cuvée des 6 Cépages 2004, résurgence des assemblages d’autrefois. Celui-ci marie l’arbanne (une relique viticole pieusement conservée au domaine), le petit meslier et le pinot blanc (replantés depuis) aux trois plants champenois classiques. Leurs six voix ont été accordées par une fermentation en pièces bourguignonnes. Habit jaune vert, notes d’amande, de fruits jaunes et de tilleul, attaque vive, bouche vineuse et pleine, dentelée par une bulle fine et fondante, finale crémeuse, tels sont les attraits de ce Champagne noble et original.

 

 

 

A Urville, cette fois dans la région de Bar-sur-Aube, il faut encore découvrir les caves cisterciennes du Champagne Drappier, une institution locale. Cette maison, qui remonte à 1808, est connue pour la régularité de ses vins. Le Brut Nature défend les couleurs du pinot noir aubois, en lui confiant l’exclusivité de la cuvée, et observe l’excellent principe du "zéro dosage". Le résultat est diablement sympathique, avec un Champagne vif et nerveux, corpulent néanmoins, fortement axé sur les sensations tactiles et aromatiques que procure le raisin noir. Où l’on voit qu’au rayon des bulles, l’Aube sait tenir ses promesses.

 

Que le Rangen t’emporte !


C’était une vieille malédiction alsacienne, pour menacer le consommateur trop zélé de ce vin ultra-capiteux, récolté sur les pentes de Thann, tout au sud du vignoble haut-rhinois. L’enfer a depuis cédé la place au paradis … Le Rangen, réveillé par Léonard Humbrecht à la fin des années 70, est aujourd’hui classé Alsace grand cru. Parmi ses trésors, il faut compter avec le Riesling Rangen 2007 de la Cave d’Eguisheim (marque Wolfberger). Il révèle un monument de force et d’adhésion au terroir : bronze doré scintillant, notes de fumé, de tabac, de zeste d’agrume, bouche volumineuse, serrée et tendue, minéralité envahissante, acidité soutenue. Malgré 9 g de sucre résiduel, les sensations relèvent profondément d’un vin sec - ce qui ne nuit jamais au riesling. La longue finale confirme la puissance vibrante d’un vin hors du commun.

 

 

Cette bouteille traduit à merveille l’extravagant coteau qui l’a enfantée. Car ici, sur l’unique terroir volcanique d’Alsace, les conditions sont extrêmes : exposition plein sud, pente vertigineuse flirtant jusqu’à 70 %, sol rouge-brun favorisant l’accumulation thermique, protection gélive de la Thur qui coule aux pieds du coteau, pluviométrie non négligeable … tout se retrouve dans le vin. La taille de la Cave d’Eguisheim, le mastodonte alsacien, conduit celle-ci à produire des qualités forcément disparates. Accordons-lui d’avoir sorti, dans ce millésime brillant, un vin d’anthologie.

 

En toute simplicité
 

L’appellation Saint-Emilion grand cru recouvre une famille très nombreuse. Plusieurs centaines de châteaux peuvent l’exhiber, en répondant à des critères de production plus sévères (rendement, durée d’élevage …) que ceux de l’appellation de base, dont ils peuvent ainsi s’échapper. C’est aussi en son sein que se recrute le contingent plus sélectif des grands crus classés. Un classement qui fait l’objet d’une révision régulière, décennale en principe, mais que n’épargnent ni les controverses, ni les épisodes judiciaires. Parmi les "simples" grands crus, on s’attardera sur le Château Clos de Sarpe *. Il appartient depuis 1923 à la famille Beyney. Comme souvent à Saint-Emilion, des murs plus ou moins disparus lui ont valu de conserver sa désignation de clos. D’un seul tenant, le vignoble compte à peine 4 hectares sur le plateau de Sarpe, en allant vers Saint-Christophe-des-Bardes. Il regarde du sud-est au midi, et deux tiers de ses vignes sont plus que cinquantenaires. Le sol, argilo-calcaire, comporte une proportion sensible de "crasse de fer", comme à Pomerol.

 

 

Approche viticole raisonnée, rendements limités (autour de 25 hl/ha), vinification plutôt technique (macération préfermentaire à froid, micro-oxygénation …), élevage en bois neuf, voilà pour les jalons du cycle du vin. Le merlot est dominant (85%), épaulé par du cabernet franc. Le 2004 s’approche doucement de la maturité : robe pourpre sombre, nez mêlant bigarreau, mûre et crème de cassis, bouche puissante, bien étayée, aromatique, au boisé élégant. Sa tenue le distingue nettement du second vin du même millésime, Charles de Sarpe, plus évolué, marqué par des notes chaudes et cacaotées. Seul bémol : son prix, sans doute boosté par la parkérisation, n’a pas la douceur de ses tanins (une cinquantaine d’euros pour le 2010).

* Depuis septembre 2012, le Château Clos de Sarpe a rejoint le club des grands crus classés de Saint-Emilion.

 

Tous droits réservés © 2012, Michel Mastrojanni (texte et photos)
 




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