GRAVES ET PESSAC-LEOGNAN


Vieux et jeune à la fois

Historiquement, Pessac est le vignoble fondateur de Bordeaux, celui de l’ancienne "banlieue prévôtale", dont les ceps cernaient la ville médiévale. Avec Léognan, il constitue aujourd’hui une appellation à part entière, la dernière née du Bordelais. Ses châteaux festonnent la métropole aquitaine, avant de céder la place aux Graves, appellation unique avant 1987. Non sans un brin de schizophrénie : le titre envié de cru classé de Graves n'est ainsi porté que par des vins … de Pessac-Léognan.
 

Quel est le ciment des deux appellations ? Le sol, indiscutablement, ces précieuses graves qui ont donné leur nom aux vins. Ce sont des cailloux, des graviers, des galets joliment polis par les eaux, des dragées de quartz, des billes de jaspe, tout un monde minéral aux couleurs changeantes. Elles se mélangent à des sables, des faluns, de l’argile, du calcaire, de l’alios. Ce singulier terroir - qu’on retrouve en aval, dans le Médoc - est le legs de la Garonne. Le fleuve, à l’aube de l’ère quaternaire, a charrié en masse des débris montagneux, et les a disséminés sur ses rives, sous forme de terrasses. Leurs facultés de drainage et d’accumulation thermique ont fait depuis le bonheur de la vigne.
 

Incomparable terroir de graves
 

Au cœur des Graves

Portets, à quelques enjambées de la Garonne, est une active commune viticole. C’est un peu l’épicentre du vignoble, nord et sud confondus, et donc un appréciable point de départ pour une tournée des vins de Graves.

Le Château de Portets sert d’emblème au village. Cette belle construction d’époque Renaissance, qui appartint à l’influente famille de Gascq, retrouva son charme d’antan grâce aux Théron, à leur retour d’Algérie. Marie-Hélène Théron s’est placée dans les pas de son grand-père. Son rouge 2009 est une bonne introduction à l’appellation : balance judicieuse entre merlot et cabernet, 12 mois d’élevage en barriques, fruits rouges envahissant joyeusement le nez, structure élégante. Le blanc 2011 respecte l'assemblage traditionnel des Graves (nette majorité de sémillon, sauvignon, pointe de muscadelle) : arômes fumés, fraîcheur et gras fouettés par le bâtonnage, ensemble bien fondu.

Le Château Graveyron illustre plus modestement la vocation des lieux. Pierre Canté - neuvième génération à exploiter la propriété familiale - fait des vins à son image, simples et francs. Ici, on ne sacrifie pas à l’apparat, les chais sont exigus, les cuves en béton se nichent où elles peuvent. Le merlot domine dans les rouges (70 %). Le rouge Réserve du Château 2009 est élevé en cuves, le fruit répond agréablement à la charpente. Passé par la barrique, le rouge Cuvée Tradition 2009 est souple, assez chaud, une pincée de chêne américain apportant sa touche exotique. Des prix doux ajoutent à leur côté sympathique. Non loin, Hugo Dudignac cultive vingt hectares d’un seul tenant, au Château Cabannieux … en même temps qu'un certain style ancien. Son rouge 2009 répartit équitablement les rôles entre merlot et cabernet : on y retrouve les odeurs d’humus et la tannicité rustique qui rappellent les Graves d’antan.
 



Des noms évocateurs


Langon est le pôle méridional des Graves. Au Château Camus, dont le nom fait allusion au profil du lieu, Christine Larriaut et Christian Chevalier ont su tirer profit de cette belle bosse graveleuse. Elevé en fûts, leur rouge Cuvée Maud 2009 est direct et facile d’accès. Le 2008 est chaleureux, coulant, sur le noyau et le bois. Au Château La Croix, chez Cédric Espagnet, le vin est élevé en cuves, partiellement en barriques. Son rouge 2009 s’exprime sans détour, avec une saine vivacité.

A Saint-Pierre-de-Mons, le Château Magence est une vaste propriété dominant la Garonne, sur quarante hectares d’un seul jet. Jacques d’Antras vinifie de façon moderne (il fut l’un des tout premiers à faire rentrer l’inox dans ses chais). A la vigne, contre les maladies, il teste une nouvelle technique, à base de fréquences sonores. Sous l’étiquette ornée d’une pièce romaine trouvée au domaine, son rouge 2009 est mûr et équilibré. A Roaillan, au Château de Respide, Franck Bonnet recourt au bois neuf (pour moitié) dans une cuvée spéciale : ce rouge Callipyge 2009 dissimule ses rondeurs derrière un corps puissant.


Diversité

Rappelons que "callipyge" signifie "aux belles fesses" - en référence à une statue fameuse de la déesse Aphrodite. Transition inespérée pour remonter maintenant vers le nord, et faire halte au Château Vénus. Des graves sableuses de ce petit domaine de Preignac, Bertrand Amart tire depuis quelques années un vin frais et gourmand. Issu principalement de merlot, soigneusement élevé en barriques, son rouge 2009 joue le fruit et la souplesse, sous un rubis brillant. On revient au classicisme avec le Château de Cérons et sa belle chartreuse du XVIIIe siècle. Les vins ne déparent pas. Le blanc 2011 de Xavier Perromat fait la part belle au sémillon (70%). Il concilie rondeur et fraîcheur, avec des notes d’infusion et de grillé.
 



Merlot ou cabernet, la palette varie pour les peintres du terroir


Podensac abrite la Maison des Vins de Graves, où l’on peut échantillonner à loisir parmi les vins de l’appellation. On y trouve une autre institution, le Château de Chantegrive, quasiment créé de toutes pièces par Henri Lévêque, dans les années soixante. Vignoble imposant, qui flirte aujourd’hui avec une centaine d’hectares. Les vins blancs démontrent un réel savoir-faire. Vinifié et élevé en fûts neufs, le blanc Caroline 2011 est très flatteur : or vert, fruit glissant, bon équilibre entre sémillon et sauvignon (50% chacun).

A Ayguemorte-les-Graves, on touche la frontière avec Pessac-Léognan. Le vignoble du Château Lusseau est certifié en culture biologique. Ses sept hectares encerclent la maison, au charme mauriacien. Les barriques s’alignent dans un chai resté dans son jus, les cuves en ciment côtoient une antique presse hydraulique. Bérengère Quellien fait des vins droits, francs, sans affèterie aucune. Son rouge 2009 est mu par une belle dynamique. Le 2006 - qu’on avait déjà remarqué - marie fermeté et fraîcheur. Quant au blanc 2011, il séduit par la vivacité de son fruit. Du naturel comme on aimerait en croiser plus souvent.


Guirlande verte

Léognan est le poumon de l’appellation Pessac-Léognan. Les grands noms s’y pressent. Certains châteaux ressuscitent, d’autres même voient le jour. Toutes ces propriétés, avec leurs vignes et leurs bois, préservent une atmosphère bucolique, si rafraîchissante au milieu des banlieues pavillonnaires, des centres commerciaux et des axes routiers qui mitent inexorablement la périphérie bordelaise.
 



Le chai des blancs au Château Latour-Martillac
 

Le Château La Louvière demeure un phare de l’appellation, et André Lurton son gardien tutélaire. Pour qui découvre le vignoble, ce superbe château du XVIIIe siècle est toujours une spectaculaire entrée en matière. Côté chai, le rouge 2010 revient à un ton plus sérieux et retenu, loin de l’opulence du millésime précédent : netteté aromatique, bouche parfaitement rassemblée, parcours rectiligne. Le blanc 2011, mentholé, bien affiné par le bois, garde aussi une certaine réserve. Le Château de France est une autre grande propriété de Léognan, aux mains de la famille Thomassin. Le vignoble repose sur des graves très profondes, dans lesquelles le rouge 2010 a puisé sa sève : fort extrait, tanins volumineux, fruit bien dégagé. Le 2005 est proche de l'épanouissement.

Au Château Larrivet Haut-Brion, la famille Gervoson poursuit sur l’excellente lancée de ces dix dernières années (voir notre Carnet de cave n° 1). Son rouge 2010 est équilibré, sans excès d’extraction. Le petit vignoble du Château Léognan a été replanté par le Domaine de Chevalier, dont les vignes sont mitoyennes. Cette propriété connaît aujourd’hui une seconde vie, grâce à Philippe Miecaze. Celui-ci a patiemment restauré le château et sa chapelle, et ses premiers millésimes rouges confirment la qualité du terroir.
 



Bardins, aimable demeure campagnarde
 

Notre guirlande verte s’étire sur les communes voisines. Le Château Bardins est un ancien et charmant domaine de Cadaujac, que les Sigoyer occupent depuis quatre générations. A quelques kilomètres seulement de Bordeaux, il distille une douce atmosphère campagnarde. Stella Puel a repris le flambeau familial. Le merlot respecte la parité stricte avec les cabernets. Fleurant la cerise, le rouge 2009 est charnu, avec du tonus. Le 2006 est franc et bien enlevé. Les millésimes sortent ici plutôt tardivement.

Radical changement de décor au Château de Rouillac, à Canéjan. C’est au grand galop que Laurent Cisneros a transfiguré cette vaste propriété qui appartint au baron Haussmann, mais végétait depuis quelques années. Entrepreneur vif argent, il a tout remanié depuis son acquisition en 2010 : le vignoble, les chais, le château aux élégantes proportions, et même les écuries, transformées en centre hippique. Avec le concours d’Eric Boissenot, il produit désormais un vin ambitieux, dont le rouge 2010 donne la mesure : matière charnue, tanins feutrés, fraîcheur du fruit, longueur expressive. L'assemblage donne légèrement la prime au cabernet-sauvignon. Avec ses notes de fenouil, le blanc 2010 est fin, caressant, marqué par la barrique neuve. Il accorde quasiment l’exclusivité au sauvignon (blanc et gris). Voilà un cru à suivre, d’autant que Rouillac est une oasis de verdure et de calme aux portes de Bordeaux.
 



Entrée cavalière du Château de Rouillac


Le gotha

On ne les présente plus. Les heureux élus du classement de 1953-1959 coiffent toujours la pyramide des Graves. Seize crus classés en tout : sept en rouge, trois en blanc, six dans les deux couleurs. La classe est souvent au rendez-vous, certains vins se détachant au gré des millésimes.

Le Château Carbonnieux blanc 2011 affiche sa retenue et sa grâce habituelle. Le Château Malartic-Lagravière blanc 2011 s’impose avec tact, nez délicat, bouche soyeuse, équilibre accompli. Une élégance naturelle que confirme subtilement le 2010. Plus strict, le Château Olivier blanc 2011 possède beaucoup de vivacité. Jaune d’or, le Domaine de Chevalier blanc 2008 offre de la prestance et du volume. Quant au Château Bouscaut blanc 2008, doré et crémeux à souhait, il regorge d’arômes mûrs.

Le Château Latour-Martillac rouge 2010 est impressionnant de puissance et de fond. Pour l’attendre, on débouchera le 2007, agréable à boire dès maintenant. Le Château Bouscaut rouge 2010 est net et rond, avec un milieu de bouche bien tenu, tandis que le 2005 pénètre dans sa phase de maturité. Le Château Carbonnieux rouge 2010 allie délicatesse et fraîcheur, sur d’exquis arômes de fruits rouges. Du premier nez à la finale, le Château de Fieuzal 2010 déroule un parcours sans bavures, tandis que le Château Smith Haut-Lafitte 2010 se montre velouté et séducteur.
 

Brochette de crus classés, sous le regard du Château Couhins
 

Joliment charnu, le Domaine de Chevalier rouge 2007 peut désormais passer à table. A l’inverse, le Château Haut-Bailly 2004 est carré et tannique. Il confirme la forte personnalité qu’on avait déjà repérée chez lui. Peut-être ira-t-il rejoindre la série des étonnants millésimes du château (voir notre rubrique Derrière les fagots) ? Quant au Château Malartic-Lagravière rouge 2000, il amorce la partie délicieuse de sa carrière, avec finesse et plénitude. On lui souhaite de marcher sur les traces de certains ancêtres glorieux, comme ce lumineux et indestructible millésime 1916, miracle de fraîcheur transcendée par le temps, dont on se souvient avec émotion.


Mémoire vivante

Le Château Haut-Brion est à lui seul un résumé de l’histoire viticole bordelaise. De la maison noble de Haut-Brion, achetée en 1533 par Jean de Pontac, jusqu’à la création du Domaine Clarence Dillon, son propriétaire actuel, il a vécu toutes les destinées du Bordeaux. C’est notamment au château, à l’époque d’Arnaud de Pontac, que fut initié un vin apte à la garde - ce new french claret qui fit fortune dans les tavernes de Londres, dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Les doyen des crus girondins possède un statut à part : il cumule son titre de cru classé de Graves avec le rang de premier grand cru classé, dans le classement de 1855 - où il trône en compagnie des stars du Médoc.

Ses vignes sont enchâssées dans l’agglomération bordelaise, en plein Talence. Cette situation détermine un véritable microclimat et des vendanges précoces, souvent en avance d’une semaine par rapport aux autres châteaux. Les cabernets l’emportent sur le merlot. Le Château Haut-Brion 2008 s’avère particulièrement complet : notes de mûre, tanins serrés, texture soyeuse, profondeur de goût. Le vin est encore intériorisé. Dix à quinze années de cave le révéleront totalement.

 



Dans le grand chai de La Mission Haut-Brion
 

Si Haut-Brion est le pape des Graves, le Château La Mission Haut-Brion pourrait en être la papesse. Il appartient aux mêmes propriétaires, et l'on a que la route à traverser pour découvrir le vignoble. La propriété fut durablement marquée par le passage des Lazaristes, dont la croix est un leitmotiv dans chaque recoin du château. Avec un assemblage quasi identique à celui de Haut-Brion, le Château La Mission Haut-Brion 2008 dégage une séduction intense : nez mûr, bouche de velours, tanins enrobés, ensemble déjà fondu.

Dès qu’on a refranchi les grilles du château, la grande ville palpite à nouveau. Pour longtemps encore, Bordeaux veillera sur les vins de sa "banlieue".


Tous droits réservés © 2012, Michel Mastrojanni (texte et photos)




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