SAINT-ESTÈPHE
 

Façon puzzle

Moutonnement de croupes et de collines, fourmillement de hameaux, foisonnement de chais … Saint-Estèphe forme un pays onduleux et bucolique, qui fait oublier certaines platitudes du Médoc. La propriété, plus morcelée qu’ailleurs, y a semé un camaïeu viticole, un puzzle de châteaux, sur lesquels veille, silhouetté comme une bouteille, le clocher du bourg.
 

Le terroir de Saint-Estèphe est bâti sur un sous-sol largement argileux, ce qui explique en partie la vocation de ses vins pour la garde. En maints endroits affleure le fameux calcaire de Saint-Estèphe, riche en échinodermes et autres fossiles marins, soubassement de terres sableuses mêlées de graves. Ici les croupes à vigne s’enhardissent et l’altitude, même relative, aiguise la vivacité des vins. Des rouges dans lesquels le cabernet-sauvignon (favorisé par l’excellent drainage naturel) maintient sa primauté, même si le merlot s’adapte particulièrement à la présence de l’argile. Toute proche, la Gironde tamponne les écarts de température et baigne le vignoble de sa douceur déjà atlantique.
 

La bourgeoisie se porte bien

N’hébergeant "que" cinq crus classés en 1855, Saint-Estèphe fournit en revanche un fort contingent à la catégorie des crus bourgeois (cb). Leur liste, bien sûr, a fluctué au gré des différentes classifications (une tumultueuse histoire) et des palmarès successifs, mais la famille stéphanoise est toujours restée nombreuse. Ils cohabitent avec des châteaux "hors classement", une poignée de crus artisans et le groupe, vivace à Saint-Estèphe, des vignerons coopérateurs. Dans tout leur éventail, les millésimes récents expriment les caractères intrinsèques de l’appellation : puissance tannique, fraîcheur, finesse. Notamment le remarquable 2016 (record de précipitations en début de saison, avant le contrepoint d’un été chaud et sec) mais aussi des millésimes plus discrets, comme le 2014.
 


Au sommet de la colline de Cos
 

On peut entamer la tournée des hameaux de Saint-Estèphe par le sud, en venant de Pauillac. Dès franchie la jalle du Breuil, le relief s’émeut, le paysage s’accidente, la courbe devient reine. Voilà la montée vers l’éminence de Cos (la colline de cailloux). On salue au passage l’orientalisme débridé du château Cos d’Estournel - icône stendhalienne depuis que le voyageur Henri Beyle, de la fenêtre de sa diligence, s’amusa du style de cette époustouflante folie, "dans le genre chinois" (Mémoires d’un touriste). La départementale continue vers Blanquet, mais l’on bifurque vers Marbuzet.

Ce hameau abrite le fameux Château Haut-Marbuzet. Depuis plusieurs décennies, Henri Duboscq, par sa méthode, souligne le caractère séducteur de son vin, très démonstratif autrefois, plus détendu aujourd’hui, en tout cas très fiable au vieillissement : 2016 élégant, doucement molletonné ; très joli 2011, arrimé à des tanins apaisés. Le Château Le Crock (cb) s’ordonne autour d’une belle construction de l’époque Directoire. Propriété de la maison Cuvelier, c’est une autre valeur sûre : 2016 rond mais encore un peu sévère ; 2012 équilibré et charnu.

On revient vers Blanquet. Le Château Andron-Blanquet appartient à la famille Audoy, du Cos Labory. Ses vignes, qui puisent dans les graves günziennes et le substrat marno-calcaire de la colline de Cos, donnent un vin de charme : 2016 épanoui et naturel ; gracieux 2011, délicatement tapissé. Le Château Lilian Ladouys (cb) a été repris en 2008 par la famille Lorenzetti. Son vin, dans lequel le merlot prend le pas sur le cabernet, est parfaitement travaillé : 2016 fortement expansif ; 2015 de finition plus classique ; 2014 rond et équilibré. Un peu à l’écart, le Château Coutelin-Merville (cb) est mené par les frères Estager. Il nous livre un 2016 très engageant et, en reculant d’une décennie, un 2006 surprenant, encore jeune et vif.


Nappes d’argile

On rejoint maintenant le village de Leyssac, au centre d’une constellation de crus. Le Château La Haye (cb) est commandé par une belle demeure du XVIe siècle, dont le monogramme enlacé rappelle les amours de Henri II et Diane de Poitiers. Il a été racheté en 2012 par le Belge Chris Cardon : 2018 de facture déjà impeccable ; 2016 souple et digeste, sur des tanins civilisés ; 2015 chaud et charpenté ; 2014 séveux, sans bavures. Autre propriétaire venu d’outre Quiévrain - le baron Maurice Velge - pour le petit Château Clauzet (cb), dont le 2016 est avenant et de bonne tenue. Au Château La Rose Brana, Coralie Ollier poursuit la tradition familiale de vins solidement structurés, dans le registre du cru : 2016 trapu, d’une belle amplitude ; 2015 charpenté, chaleureux.

Le Château L’Argilus du Roi (cb), géré par Martial Mignet, est une création récente. Cette petite propriété doit son nom à la "boule d’argile" qui sous-tend son terroir, et se montre propice au merlot : 2016 sain, fermement bâti ; superbe 2015, très complet ; 2014 fin et enjoué. Même taille modeste pour le Château Saint-Estèphe, détenu depuis un siècle et demi par la famille Arnaud, avec un 2016 agréablement épanoui. On s’écarte vers le hameau de Laujac. Le Château Tour Saint-Fort (cb), repris voici peu par une société hong-kongaise, fait l’objet d’une importante rénovation ; le 2016, fin et aromatique, contraste avec le 2014, plus terrien.
 


La vieille cave du Château Phélan Ségur
 

On atteint bientôt le village de Pez, épicentre de crus réputés. Au premier rang, le château éponyme. Lointain héritier de la maison noble de Pontac, le Château de Pez figure aujourd'hui dans le portefeuille de la maison de Champagne Louis Roederer. Son vin revendique un classicisme assumé : 2016 encore austère et sérieux ; 2014 plus urbain, sur des tanins adoucis. Le Château Ormes de Pez, propriété de la famille Cazes, est une autre célébrité, avec un vin plutôt flatteur : 2016 facile et déjà parlant ; 2014 goûteux, lisse ; 2010 généreux, expression accomplie du millésime.

Troisième à se revendiquer du lieu, le Château Tour de Pez (cb) nous offre un 2014 rectiligne, finement musclé. Il faut noter que la désignation locale est contagieuse : châteaux Croix de Pez, Graves de Pez, Lalande de Pez … sans compter tous les seconds vins. Une exception pourtant avec le Château Petit Bocq (cb), abonné aux soins de la famille du docteur Lagneaux. Ce domaine commande près d’une centaine de parcelles, éparpillées sur tout le territoire stéphanois : 2018 à l’équilibre prometteur ; 2016 encore un peu fermé ; 2014 agréablement ouvert.

 

A l’ombre d’une bouteille

On pousse jusqu’au hameau de Saint-Corbian, environné de bons châteaux. Ainsi le Château Tour des Termes (cb) de la famille Anney : 2018 joliment expressif ; 2014 précis, bien homogène. Ou le Château Saint-Pierre-de-Corbian (cb), petit domaine né récemment : 2016 franc, direct ; 2014 dense et net. Ou encore le Château Beau-Site (cb), un classique de chez Borie-Manoux, au vin régulier : 2016 frais, bien dégagé. Au nord, le Château Le Boscq (cb), fleuron de la maison Dourthe, referme le territoire de Saint-Estèphe : 2014 odorant, charnu, aux tanins poudreux.

On redescend alors vers la petite capitale du vignoble, Saint-Estèphe, de loin annoncée par l’église du bourg. Les habitants, malicieux, ne s’y sont pas trompés : coiffé d’un dôme que surmonte une lanterne, son clocher se termine comme l’épaule et le goulot d’une bouteille. A l’ombre de ce flacon géant prospèrent des châteaux de vieille lignée. Au pied de l’église, le Château Capbern (anciennement Capbern Gasqueton) conserve sa chartreuse du XVIIe siècle, qui remonte aux Gascq, illustres parlementaires bordelais. Son sort, depuis longtemps, est lié à celui de Calon Ségur (les deux châteaux ont été absorbés en 2012 par une filiale du Crédit Mutuel) ; le 2016 est soyeux et affable, le 2015 plus corpulent, un tantinet rustique. Hors du bourg, le Château Phélan Ségur, entre son parc et son architecture palladienne, distille une douce harmonie. La propriété vient d’être rachetée par Philippe Van de Vyvere (encore un citoyen belge), qui succède ainsi aux talentueux Gardinier, et à leurs oeuvres : 2016 complet, encore tannique ; 2014 suave et charmeur ; 2011 classique, plutôt austère.
 


Le clocher du bourg ... ou la dive bouteille
 

Piquons au sud de Saint-Estèphe. Repris en 2016 par Pierre Rousseau, le Château Laffitte-Carcasset (cb) aligne ses rangs au beau milieu du plateau graveleux, autour d’une charmante chartreuse du XVIIIe siècle : 2016 harmonieux, complet ; 2015 chaleureux, tannique. A quelques enjambées de là, se dressent les bâtiments cubiques de la cave coopérative qui, depuis 1934, officie valeureusement sous la marque Marquis de Saint-Estèphe. Vers la Gironde, le Château Tronquoy-Lalande, contigu de Montrose, a été acquis en 2006 par la famille Bouygues. Son vignoble est regroupé autour d’un ensemble exemplaire du néo-classicisme médocain ; le 2016 est encore un peu griffu, le 2014 séduisant, avec du fond. En se rapprochant de l’estuaire, le Château Meyney s’étend également en un seul tenant, sur une veine d’argile bleue. Propriété d’une filiale du Crédit agricole, après avoir longtemps été l’une des perles de la maison Cordier, il continue de produire un Saint-Estèphe de caractère, comme ce 2016 encore strict et minéral, ou ce 2014 ferme mais étoffé.
 

Le quinté

De leur balcon, les crus classés de Saint-Estèphe plongent un regard direct vers les eaux opaques de la Gironde. Ils sont cinq seulement, car la mainmise châtelaine - à l’exception notable de Calon - fut ici plus tardive que dans le reste du Médoc (le classement de 1855 ne faisant qu’entériner ce décalage dans le temps). Le Château Calon Ségur, troisième grand cru classé, demeure la référence historique. Sous l’Ancien Régime, la paroisse de Saint-Estèphe s’enjolivait d’ailleurs du nom de Calones (la maison noble de Calon). D’abord possession des Gascq, le domaine tomba au XVIIIe siècle dans l’escarcelle de Nicolas-Alexandre de Ségur, le mythique prince des vignes - qui faisait du vin à Lafite et à Latour, mais dont "le cœur était à Calon". Dorénavant, le Château Calon - en compagnie de son petit frère Capbern - relève du monde des investisseurs. Le vin n’en conserve pas moins son côté charmeur, avec un 2016 enjôleur et parfumé.
 


Plus vrai que vrai, le Château Lafon-Rochet
 

Le Château Lafon-Rochet, quatrième grand cru classé, se tient un peu à l‘écart, sur Blanquet, non loin de Lafite. A partir de 1960, la famille Tesseron (maison de Cognac) a remonté entièrement ce domaine - y compris le château jaune d’or, construit de toutes pièces dans le goût du XVIIIe siècle. Basile Tesseron conduit aujourd’hui son vignoble dans l’esprit bio : 2016 classique, animé d’une belle matière ; 2014 polissant agréablement ses tanins ; 2011 léger et fondu, un brin replié. Le Château Cos Labory, cinquième grand cru classé, fit un temps partie intégrante de Cos d’Estournel. Le vignoble est éclaté, mais sa meilleure parcelle épouse toujours la marne calcaire de la colline de Cos. Le chaleureux Bernard Audoy (qui préside l’appellation) produit un vin attachant : 2016 finement bouqueté, tramé de velours ; 2014 sérieux, expressif ; 2011 aux tanins pacifiés, aimable et sapide.

Reste la paire incontournable des deuxièmes grands crus classés, leurs majestés Château Cos d’Estournel et Château Montrose. Le premier entré dans le giron d’un roi de l’agro-alimentaire, le second passé d’une dynastie du textile (autrefois) à des empereurs du bâtiment et de la téléphonie (aujourd’hui). Ces deux sommités se réfugient volontiers dans une certaine distance. Sans doute leur statut de super seconds, décrété par la hiérarchie officieuse de Bordeaux, les porte à délivrer parcimonieusement l’échantillon de leur production. Alors, pour célébrer leur excellence, contentons-nous de remonter, de la cave de nos souvenirs, quelques mémorables bouteilles. Pour Cos, ce sera le superbe 1959, ou un 1948 plus méconnu - c’était à l’époque des Ginestet. Pour Montrose, champion de la garde, ce sera le corpulent 1955, ou un 1929 de légende - c’était au temps de la famille Charmolüe ...



 

Tous droits réservés © 2019, Michel Mastrojanni (texte et photos)




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