HAUT-MEDOC


De l’autre rive

À Claude Peyroutet


De la grande conche, à Royan, ou du haut de la falaise, à Talmont, on aperçoit le Médoc, ligne changeante au-dessus des eaux de la Gironde. A Royan, sous le va-et-vient rassurant du bac, le vert de l’océan, deux fois par jour, triomphe du brun de l’estuaire. La ligne d’horizon est claire : pointe de Grave, croissants des plages incisant la masse noire des forêts, jusqu’aux formes fantasmagoriques du Verdon. A Talmont, la Gironde se renfle, s’élargit, roulant ses flots de cuivre laiteux. La ligne du Médoc devient tremblante, se vaporise, se hérisse de vagues clochers ; elle n‘est plus qu’un liseré coiffant l’immensité limoneuse et clapotante. Vers Mortagne, adoucissant le tranchant des falaises calcaires, des marées de roseaux moletonnent les bords de l’estuaire. La Gironde prend alors ses airs de grand fleuve primaire.
 


 

C’est le long de ces berges qu’on vient flâner souvent, depuis trois ans. Mais sur l’autre rive, encore plus en amont, la poussière d’un ami s’est envolée, au début de l’été. Il avait fait sa vie aux confins méridionaux du Médoc, là où la ville s’éparpille parmi les odeurs balsamiques. Dans sa vaste maison au milieu des pins, nous aimions à nous retrouver, à partager tricandilles et vin de graves. Alors simplement quelques éclats de mémoire …

Le petit Bordelais d’origine était féru de langue gasconne, qu’il pratiquait avec gourmandise. Le chantant de sa voix soulignait la luminosité des mots, accentuait les finales, magnifiait les diphtongues. Son œil s’allumait lorsqu’on tombait sur une triphtongue ; pour s’en pourlécher, il fallait la répéter en boucle, après le maître de musique, aux anges. Cette aimable gasconnité, dans le ton, dans les postures, était une marque de fabrique. La philologie mène volontiers au comestible. Pour rien au monde il n’aurait loupé la saison des bidaous (triphtongue), ces fameux tricholomes équestres qu’on ramasse dans les sous-bois littoraux, du côté de Lacanau. Savoureux champignons qu’on prépare comme des cèpes, à la bordelaise, avant l’ondoiement d’un Margaux dans la force de l’âge.

Des friandises des bois, on passe facilement au fruit de la vigne. Il était le défenseur des cépages médocains un peu oubliés, comme le petit verdot ou la carmenère, discrètement revenus en grâce dans certains assemblages, et même du colombard, acteur timide dans quelques vins blancs de la presqu’île. N’avait-il pas adopté, pour la signature d’un de ses livres, le pseudonyme de Carmenère - mais l’éditeur, dans une jolie coquille, avait imprimé Carnemère (Lacan eût apprécié) ?

L’histoire du Médoc n’avait guère de secret pour lui. On y enjambait gaillardement les siècles, jusqu’aux périodes héroïques : l’étape du pèlerin chez les moines de Vertheuil, les habiletés commerciales des jurats de Bordeaux, les chevauchées terribles du Prince Noir ... Il adorait aussi la géographie viticole, qu’il enseignait, à côté de la littérature et la philosophie. Ce savoir, il le fit butiner de longues années à ses élèves, réalisant les petits miracles d’une pédagogie malicieuse, expressive autant que méthodique.

Proximité aidant, il s’était attardé sur les châteaux alors peu connus de la porte du Médoc, dont les vins ressortissent à l’appellation Haut-Médoc. Nous les avions visités un à un, passant du charme de Malleret à celui de Sénéjac, des caveaux voûtés du Taillan aux chais modernistes de Dillon. Il s’enthousiasma pour la renaissance de ces vieux domaines viticoles, admirablement postés à l’entrée de la route des crus, et qui ont retrouvé aujourd’hui les griseries de leur âge d’or.

Surtout il nous fit goûter le merveilleux médocain … Ensemble, nous avons parcouru la presqu’île magique, guetté les apparitions de la Dame Blanche, cette lavandière nocturne qui hante les berges ouateuses de la Gironde. Nous nous sommes perdus sous les futaies de la grande pignada, jusqu’à entendre l’écho sourd de l’océan. Nous avons pénétré dans l’univers secret des palus - ce monde mi-terrestre, mi-aqueux, qui surgit à quelques centaines de mètres seulement du raffinement des châteaux du vin. Nous avons erré dans les brumes de l’estuaire, respiré l’étrangeté de Fort-Médoc - lieu gracquien s‘il en est. Nous avons contemplé la surface brune et veloutée de la "rivière", écouté le bruit étouffé du courant, découvert ses îles mystérieuses.

Ici, sur la rive charentaise, au bord de la falaise qui surplombe Sainte-Radegonde de Talmont, on a replanté du colombard. Les règes lancent vers les nuages leur impeccable cordon. On cultive ces parcelles en biodynamie et, chaque été, la vigne reçoit le fertilisant d’un récital de piano en plein air. Le vin blanc qui coule de la bouteille a la luminosité du large, des odeurs de craie et de mer … Claude aurait aimé.


 

Tous droits réservés © 2014, Michel Mastrojanni (texte et photos)





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