BEAUNE

En cave avec Flaubert
 

Un Montrachet 1864, un Beaune Grèves 1865 : ces deux crus figuraient dans l’exceptionnelle série que la maison Bouchard Père et Fils remontait, voici bientôt vingt ans, de sa caverne enchantée. Le souvenir de cette exhumation est resté vif. Voici l’occasion de convoquer les mânes de Gustave Flaubert.
 

Dans le tréfonds de l’ancien château de Beaune, où elle a son siège, la maison Bouchard Père et Fils possède une extraordinaire collection de vieux millésimes. Cette incomparable oenothèque recèle près de deux mille bouteilles du XIXe siècle, et plus de dix mille flacons couvrant la période entre 1900 et 1959. Elle est retranchée sous l’un des bastions du XVe siècle, autour d’une rotonde souterraine qui renferme les millésimes les plus vénérables. L’épaisseur des murs médiévaux atteint jusqu’à sept mètres, et protège les vins de l’eau des deux rivières qui serpentent sous la ville. Dans cette forteresse, empilées à même le sol ou rangées sur des rayonnages de fer, dorment des bouteilles qui racontent le goût du Bourgogne depuis … la Monarchie de Juillet. Les tas sont ensevelis sous la poussière humide, et veillés par de petits panonceaux portant des codes mystérieux. L’amoncellement des crus et des millésimes donne le tournis.
 



Dans le sanctuaire du château de Beaune


Le Bourgogne d’abord

Dans cet océan de flacons, le Montrachet tient une place de choix. La maison est propriétaire dans le cru depuis 1838. Cette année-là, le 2 juillet précisément, Bernard et Adolphe Bouchard, arrière-petits-enfants du fondateur, rachetèrent la parcelle du comte Bataille de Mandelot. Elle frôlait deux hectares. Mais un différend entre les deux frères entraîna son partage et, le 2 décembre 1845, Bernard reçut par tirage au sort la partie méridionale, réputée la meilleure. C’est cette parcelle, d’une superficie de 89 ares et 30 centiares, que possède toujours Bouchard Père et Fils. On la reconnaît facilement à son portail carré, orné d’une plaque.

Dans la cave aux trésors, l’empereur des blancs bourguignons compte vingt-sept millésimes, du 1858 jusqu’au 1959. Il y a dix ans, c’est le Montrachet 1864 qu’on avait remonté à la lumière. Le grand âge avait patiné sa couleur, ambre vieil-or, lueurs brun-orangé. Il distillait des effluves apaisés d’humus, de fruits secs et d’épices. Mais la bouche gardait un port souverain : ample, doucement satinée, longue, avec de petites notes confites en finale. Elle restituait la sublime ambivalence du cru, léger moelleux sur fond très sec. Des instants rares, cueillis juste au réveil d’un siècle et demi.
 



Joyau de la couronne
 

On se plaît à imaginer que ce nectar, lorsqu’il était encore en pleine jeunesse, aurait pu chatouiller les papilles du grand Flaubert, du vivant même de l’écrivain (mort en 1880). Car les bonnes bouteilles, tout comme la riche cuisine de l’époque, irriguent la vie et l’oeuvre du maître queux de la littérature française. Les vins de Bourgogne, plus spécialement ... Il faut rappeler que le père de Flaubert était originaire de Nogent-sur-Seine, et que le jeune Gustave passait régulièrement des vacances chez ses cousins nogentais. La petite ville - le creuset de l’Education sentimentale - est aussi l’antichambre des ceps de la Côte d’Or et de l’Yonne.

« Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du porc aux choux, de la crème, un pont-l’évêque et une bouteille de bourgogne. » Dans Bouvard et Pécuchet, c’est avec ce menu que les deux compères se remettent de leurs inquiétudes en matière d’hygiène et de diététique. Le vin bourguignon donne son onction aux victuailles du bocage et de la mer, dans une litanie plus normande que nature. Flaubert glisse encore dans la bouche de ses héros, en train de disserter sur la mort à la vision d’un cadavre de chien : « Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. » Savoureux florilège de goûts reçus.
 

Riches heures de Croisset

Gros mangeur, franc buveur, Flaubert assume pleinement son statut de bourgeois provincial - en dépit des hauts et des bas. Il faut dire qu’il a été élevé à bonne école. A L’Hôtel-Dieu de Rouen, dans le pavillon de son père, chirurgien en chef, la cave contient plus de quatre cents bouteilles de vins fins, notamment du Volnay, du Beaune et du Chambertin. A Croisset, où il coule le plus clair de sa vie, le caveau n’est pas moins bien rempli. Si l’inventaire de 1880 n’en révèle pas le contenu, les trente-cinq verres à champagne notés dans l’acte laissent à deviner sa familiarité des belles bouteilles. L’apprentissage fut précoce, dès ses années de pré-bachelier. Ainsi la relation d’un dîner rouennais, quand son frère Achille enterre sa vie de garçon : « Le frappé, c’était l’ordinaire ; à cinq nous avons bu sept bouteilles de champagne, une de Madère, une de Chambertin. » (lettre à Ernest Chevalier, 31 mai 1839).
 



Le pavillon de Flaubert, à Croisset
 

Pour revenir à l’année 1864, elle marque pour Flaubert le début de la longue gestation de l’Education Sentimentale (achevée en 1869). Au printemps, il dresse le plan général du roman, à l’automne il entame la rédaction. En Bourgogne, les vendanges ont commencé le 21 septembre. La récolte, exempte de gelée et de grêle, est abondante. Le millésime s’avère de qualité, et notre dégustation aura pu confirmer son incontestable prédisposition à la garde. 

Pour traiter royalement ce Montrachet, Flaubert aurait pu céder à ses penchants. Tel ce goût immodéré du caviar et du foie gras, qu’il satisfait grassement pendant le dernier hiver de sa vie, à la suite d'un envoi comestible de son ami Tourgueniev : « Hier soir, j’ai reçu la boîte. Le saumon est magnifique, mais le caviar me fait pousser des cris de volupté. » (lettre à Ivan Tourgueniev, 28 décembre 1879). Au même, il renouvelle quelques jours plus tard sa gratitude : « Ô saint Vincent de Paul des comestibles ! Ma parole d’honneur ! vous me traitez en bardache ! C’est trop de friandises. Eh bien, sachez que, le caviar, je le mange à peu près sans pain, comme des confitures. » (lettre à Ivan Tourgueniev, 6 janvier 1880). On ignore ce qu’il a bu, mais le Montrachet 1864, dans sa robuste adolescence, eût été conseillé. Entretemps, parlant de lui-même, Flaubert rassure sa nièce Caroline : « Pour se remonter le tempérament, Monsieur se soigne sous le rapport de la gueule. Le caviar de Tourgueneff avec le beurre de la nièce sont la base de mes déjeuners, et Mme Brainne m’a envoyé (sans compter un pot de gingembre) une terrine de Strasbourg qui est à faire pousser des cris ! » (lettre à Caroline Commanville, 31 décembre 1879).
 

Un Beaune transfiguré

Passons aux rouges, qu’on débusque au détour des pages du génial Normand. Comme, dans Madame Bovary, ce Pommard à l’orthographe atrophiée : « Homais se délectait. Quoiqu’il se grisât de luxe encore plus que de bonne chère, le vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les facultés, et, lorsque apparut l’omelette au rhum, il exposa sur les femmes des théories immorales. » Le pharmacien est attablé à Rouen, en compagnie d’un Léon impatient, qui rate son rendez-vous avec Emma. On retrouve ce cru dans Bouvard et Pécuchet, à l’occasion d’un dîner chez la veuve Bordin : « Une suite de plats d’une saveur profonde, que coupait à intervalles égaux un vieux pommard, les menait jusqu’au dessert […]. » Succulence de la phrase, en écho à la gourmandise.
 

  

Fascinante remontée dans l'histoire du Bourgogne
 

Chez Bouchard Père et Fils, le souvenir flaubertien s’est fait puissant avec le Beaune Grèves "Vigne de l’Enfant Jésus" 1865. Autre cuvée mythique de la maison ! Cette parcelle appartenait, avant la Révolution, aux Carmélites de Beaune. La famille Bouchard l’acquit lors de la vente des biens nationaux. Idéalement située à mi-coteau, en plein cœur des Grèves, elle couvre 4,85 hectares. Elle donne des vins odorants, veloutés, d’une grande finesse. L’étiquette à l’enfant, qui habille toujours le cru, n’apparut qu’en 1889. Quant au millésime 1865, il figure parmi les plus grands du XIXe siècle : grosse chaleur, vendanges ultra précoces (démarrées le 7 septembre), vins alliant couleur et richesse alcoolique. De son côté, Flaubert est entré dans la fournaise de l’Education sentimentale, dont il rédige la première partie dès la fin de l’année.

Il arrive qu’un vin semble indestructible. Ce Beaune 1865 réalise le miracle. Robe étonnamment fraîche, rehaussée d’éclats rubis. La juvénilité du bouquet étonne : il ravive des odeurs florales, des arômes de fruits rouges. La bouche de soie est intacte, incroyablement vivante. Elle répand tous les sortilèges du pinot noir, avec une force simple, une expression limpide. Ce Beaune sorti du long sommeil, on le créditerait, au pire, de quelques décennies. A propos d’un autre rouge de 1865, le Bourguignon Gaston Roupnel évoquait autrefois un "vin sombre et pur, d’où s’exhalait un arôme de printemps". C’est très exactement cette sensation printanière qui s’échappe du verre.
 

"L’aimable et gracieux chambertin"

A côté du Beaune et du Volnay, il est un cru que Flaubert chérit plus que tout, c’est le Chambertin. On en retrouve trois bouteilles dans la cave de Croisset, consignées dans l’inventaire effectué en 1872, après le décès de sa mère. Sa référence revient en leitmotiv. On feuillette sa Correspondance - peut-être sa plus grande œuvre. En juillet 1844, auprès de son ami d’enfance Ernest Chevalier, il soupire sur le régime que lui impose sa maladie nerveuse, déclarée en janvier. Adieu (provisoire) à la pipe et aux grands crus : « Eh bien non ! il est dit que ce bienheureux nicotiane me sera refusé et qu’au lieu de l’aimable et gracieux chambertin, je boirai de l’eau de fleurs d’oranger et de tilleul […]. » A sa nièce Caroline, le 11 décembre 1873, il relate les préparatifs du Candidat, sa malchanceuse comédie : « Pour se donner du ton, Monsieur s’était coulé dans le cornet une douzaine d’huîtres, un bon beefsteak et une demie de Chambertin […]. »
 



Une allée bien garnie, menant au coeur du bastion
 

Parfois, cela se teinte de philosophie. A Louise Colet, le 21 mai 1853, alors qu’il vient de méditer sur les dangers de croire au bonheur : « L’impossibilité où l’on est de goûter au nectar fait trouver bon le chambertin. » Le roi des vins peuple même les fantasmes de l’incorrigible Bouvard. Dans le passage sur la Révolution, ce dernier contredit Pécuchet, partisan du culte de l’Etre Suprême : « Bouvard préférait celui de la Nature. Il aurait salué avec plaisir l’image d’une grosse femme, versant de ses mamelles à ses adorateurs, non pas de l’eau, mais du chambertin. »

Chez Bouchard Père et Fils, la dégustation d’un Chambertin contemporain de Flaubert demeure envisageable, puisque l'oenothèque renferme toujours du 1865 et du 1878. Pour la période de l’écrivain, on peut même remonter jusqu’en 1846 - le plus ancien millésime de la cave. On a eu la chance de goûter ce Meursault Charmes 1846. Première impression décevante, celle d’un vin décharné. Mais, après un long moment dans le verre, le blanc fragile rebondit, livre des sensations plus aimables, se rééquilibre, laisse entrevoir sa substance. Ce rescapé du temps de Flaubert pousse son émouvant chant du cygne.
 

Le Bordeaux aussi

De ce qui précède, on ne doit pas déduire que l’écrivain méprisait le Bordeaux. Ce cher Gustave n’ignorait ni le Saint-Julien, ni le Sauternes. L’inventaire de 1872 mentionne d’ailleurs un petit lot de ces crus dans la cave familiale, dont une bouteille de Léoville. Dans Bouvard et Pécuchet, nos héros organisent un déjeuner de notables, pour célébrer leur installation à Chavignolles. Celui-ci vire rapidement au fiasco : « En même temps que l’aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble. Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit goûter trois autres sans plus de succès, puis versa du saint-julien, trop jeune évidemment, et tous les convives se turent. » Sous la plume caustique, un œnologue averti. Autre repas protocolaire chez le comte de Faverges, auquel sont conviés les deux amis : « Un roastbeef parut, et durant quelques minutes on n’entendit que le bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots répétés : Madère ! Sauterne [sic] ! » Toute l’acuité de l’observation flaubertienne.

Ce passage encore de L'Education sentimentale, au lendemain de l'insurrection parisienne de 1848, quand Arnoux distrait Frédéric de sa faction à la garde nationale : « Il l'emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly ; et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d'un Sauterne 1819, avec un Romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les liqueurs. » Un Bordeaux doux de trente ans, un noble Côte de Nuits, voilà des agapes qui respirent les confortables habitudes bourgeoises de ce milieu de siècle. Quelques pages plus loin, lors d'un dîner chez les Dambreuse : « La conversation avait recommencé. Les grand vins de Bordeaux circulaient. On s'animait. »

Au XIXe siècle, la maison Bouchard pratiquait le négoce généraliste, vins de Bourgogne bien sûr, mais également de Bordeaux ou du Rhin. La cave conserve plusieurs reliques. On put ainsi vérifier la tenue d’un fameux cru sauternais, le
Château Filhot 1858 - encore auréolé, à cette époque, de sa fraîche admission dans le classement de 1855. Malgré l’âge, il gardait une certaine allure. Robe cognac, nez tirant sur le champignon, liqueur estompée, mais le corps tenait debout, la bouche révélant une belle persistance. Pour Flaubert, l’année 1858 est celle du voyage en Tunisie, de la reconnaissance sur le terrain, des débuts de Salammbô, commencé l’année précédente. Un Sauternes en terre bourguignonne, peut-on rêver meilleur prélude aux délirants banquets carthaginois ?

 

Tous droits réservés © 2021, Michel Mastrojanni (texte et photos)


 




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