CHABLIS
 
D’une montagne d’huîtres
 
 
Le Chablis reste unique. Né d’un terroir magique, d’une montagne d’huîtres qu’un écailler géant aurait abandonnée aux confins de la Bourgogne, ce fils surdoué du chardonnay a su convaincre le monde entier de ses vertus singulières, où se croisent finesse, minéralité et tenue en bouteilles. Une récente dégustation parisienne, dans le cadre insoupçonné du Salon des Miroirs, permettait de déambuler avec délices dans l’appellation. 

 
Chablis est d’abord un océan de vignes, qui déploie ses vagues de ceps au nord de la Bourgogne, entre Auxerre et Tonnerre. A perte de vue, sur le flanc de grandes collines coiffées par des touffes de forêt, le chardonnay aligne une gigantesque armée, dans un ordre de bataille parfait. Lorsque s’annonce l’automne, ses rangs subissent l’assaut des machines à vendanger, qui avalent goulûment le raisin doré. 
 
 
Vigne conquérante
 
Mais au printemps, ils auront peut-être affronté un péril autrement redoutable. A Chablis, le gel peut sévir jusqu’au mois de mai, foudroyant en une seule nuit l’élan végétatif de la vigne. Ces gelées tardives, qui brûlent les bourgeons, furent souvent meurtrières dans les années cinquante et soixante. A plusieurs reprises, la récolte ne fut pas loin d’être complètement anéantie. Les vignerons chablisiens ont trouvé diverses parades, ne cessant d’améliorer leur panoplie antigel, depuis les traditionnelles chaufferettes au fuel jusqu’aux systèmes d’aspersion d’eau. Si le danger n’a pas disparu, les méchantes sautes de froid sont aujourd’hui plus rares - le réchauffement climatique a parfois du bon. La latitude septentrionale de la région, en préservant l’acidité du raisin, est en revanche un atout pour les vins.        
 


Vigne chablisienne : taille en cordon sur sol marneux

 
L’autre grande particularité du Chablis est son terroir. Il est composé de sols de couleur blanche, des marnes calcaires qui appartiennent pour l’essentiel au kimméridgien, un étage du jurassique supérieur, et se caractérisent par une profusion d’huîtres fossiles, de l’espèce exogyra virgula. Ces petits coquillages en forme de virgule sont un clin d’œil, nous rappelant que le blanc de Chablis se marie idéalement à leurs sœurs vivantes. Que ces demoiselles soient originaires des parcs de Cancale ou des claires de Marennes, elles auront du mal à trouver un partenaire plus tonique.   
 
Le vignoble de Chablis a cru fortement ces trente dernières années, pour atteindre 5 000 hectares - superficie qui en fait, de très loin, la plus grosse des appellations communales bourguignonnes. C’est désormais un vignoble mature, grâce au cycle des plantations qui ont accompagné ce boom. L’aire d’appellation s’étend de part et d’autre de la vallée du Serein, la rivière qui serpente en son cœur et arrose la petite capitale du cru. Autour de Chablis et de ses trois hameaux (Fyé, Milly et Poinchy), une vingtaine de villages s’éparpille entre des horizons sans fin, voués totalement à la vigne. Parmi eux les communes de Beines, La Chapelle-Vaupelteigne, Maligny, Fleys, Chichée, Préhy.     

 


Le vignoble à Préhy
 
 
La pyramide chablisienne
 
Le Chablis est unique, mais pas seul. Comme c’est la règle en Bourgogne, il s’ordonne en quatre appellations ascendantes. Au bas de cette hiérarchie se situe le Petit Chablis. On le récolte principalement sur l’étage géologique du portlandien, dans les zones de plateau. Le plus modeste des Chablis est un vin de couleur pâle, incisif, aimablement fruité. On le boit dans ses trois premières années, en attendant d’aborder ses grands frères. Le Domaine Nathalie et Gilles Fèvre (Fontenay-près-Chablis) en produit un excellent spécimen. Leur 2011, gouleyant à souhait, glisse joyeusement en bouche. Le 2010 du Domaine Pommier (Poinchy) est frais et revigorant, un peu comme le 2011 du Domaine Séguinot-Bordet (Maligny), équilibré et agréablement citronné. A l’inverse, le 2011 du Domaine du Chardonnay (Chablis) se signale par son style assez gras. 
 
Le Chablis représente le prototype de l’appellation. On le récolte exclusivement, comme les suivants, sur des terrains du kimméridgien. Sa robe est vert pâle, sa structure nerveuse, son caractère minéral. Au silex et à la pierre à fusil, il ajoute volontiers des arômes de noisette et de brioche, voire des parfums iodés. Quelques années de bouteille l’assouplissent, renforcent sa chair, tandis qu’apparaissent des notes de mousseron, de miel, de craie mouillée, si typiques du cru.
 
 


Le Serein à Chablis


 
Au Domaine Oudin (Chichée), le 2011, frais et net, joue la pureté du fruit. Sur le même domaine, les deux sœurs, Nathalie et Isabelle, ont élevé plus longuement Les Serres 2009 (près de 2 ans en cuves inox, sur lies) : cette cuvée harmonieuse réconcilie la rondeur et la fraîcheur. Au Domaine Garnier et Fils (Ligny-le-Châtel), le 2011 est franc, direct, d’un équilibre bien senti. A la propriété, les deux frères, Jérôme et Xavier, réservent un long élevage (30 mois) à leur cuvée issue de la Côte de Charmoy : flatteur, épanoui, ce Grains Dorés 2008 distille un charme floral, à dominante d’iris. Au Domaine Les Temps Perdus (Préhy), Clotilde Davenne peaufine un Chablis élégant, qui rend grâce au terroir de Vaudelune, sur Courgis. Minéral et expansif, le 2011 a déjà du panache. Au Domaine Séguino-Bordet, le 2011 se montre délicat, floral, sur un joli gras. Jean-François Bordet l’a vinifié et élevé en cuves inox horizontales.
 
Le domaine de Jean-Paul et Benoît Droin (Chablis) demeure une valeur sûre de l’appellation. La propriété est connue pour son retour, voici bientôt trente ans, à la vinification en fûts, particulièrement dans le bois neuf - quoique le Chablis reste ici abonné à la cuve. Leur 2009 est porté par une minéralité chaleureuse. Plusieurs producteurs valorisent leurs vieilles vignes par une cuvée spéciale. C’est le cas du Domaine Jean Collet et Fils (Chablis), où celle-ci provient d’une parcelle âgée de 75 ans. Le Vieilles Vignes 2010 est un vin consistant, bien carré. La maison Pascal Bouchard (Chablis) passe en partie en fûts son Vieilles Vignes 2010, qui impose sa belle robustesse.    
 
 
Rive droite, rive gauche
 
Le Chablis premier cru est récolté sur quarante lieux-dits répertoriés, avec des conditions de production restrictives. Pour une meilleure lisibilité, ceux-ci sont rangés sous la bannière de dix-sept climats principaux, dont ils peuvent emprunter le nom. Sur la rive droite du Serein, les premiers crus les plus notoires sont le Mont de Milieu, aux vins minéraux et solides, le Fourchaume, aux vins ronds et chauds, et la Montée de Tonnerre, aux vins charpentés et vieillissant bien. Sur la rive gauche, le catalogue comprend notamment les vins complets des Montmains et ceux plus précoces des Vaillons, les vins fermes de la Côte de Léchet et ceux plus tendres de Beauroy.

 


Brûlage des sarments dans la Montée de Tonnerre

 
Le Mont de Milieu 2010 du Domaine Garnier et Fils est bien représentatif du climat. Vinifié et élevé en demi-muids (70%), il est encore réservé et austère, mais sa droiture sans faille lui promet un fier avenir. Le Montée de Tonnerre 2010 du Domaine Jean Collet et Fils campe aussi sur une certaine retenue, malgré son grain soyeux. Au Domaine Séguinot-Bordet, le Fourchaume 2011 est élevé dans des cuves de bois tronconiques. Rond, gras et floral, il restitue bien l’esprit solaire du cru, orienté au couchant. Le Fourchaume 2010 du Domaine Jean-Claude Bessin (Chablis) est puissant, opulent, mais parfaitement rectiligne. Une chaude énergie qu’il partage avec le Fourchaume 2010 de la maison Simonnet-Febvre (Chitry-le-Fort).
 
Apparenté au Fourchaume, le climat L’Homme Mort a toujours bénéficié d’une belle réputation, à laquelle son nom n’est pas étranger. Chez Pierrick Laroche, qui a récemment créé le Domaine des Hâtes (Maligny), c’est le fleuron de la cave. L’Homme Mort 2010, vinifié en cuves inox, est son premier millésime. Il est chaleureux, parfumé, avec cette touche florale qui marque les années prodigues. Le climat Vaulorent fait également partie de la guirlande de Fourchaume. Le Vaulorent 2010 du Domaine Nathalie et Gilles Fèvre se signale par son assise solide, sa franche tonicité.  
 
La commune de Chichée abrite les climats Vaucoupins  (rive droite) et Vaugiraut (rive gauche). Le Vaucoupins 2010 du Domaine Oudin est délicat, aromatique, d’une jolie complexion. Il se distingue du Vaucoupins 2010 du Domaine Long-Depaquit (Chablis), bâti sur une structure plus généreuse, plus minérale. Au Domaine Oudin toujours, le Vaugiraut 2010 joue de sa rondeur gracieuse. Au Domaine Pinson (Chablis) en revanche, le Vaugiraut 2010 va droit en bouche. En gravissant les coteaux qui cernent la commune de Chablis, sur la rive gauche, on retrouve des premiers crus bien connus. Composé subtil de notes minérales et fruitées, le Montmains 2010 du Domaine Les Temps Perdus distille toute sa sève habituelle. Le Vaillons 2010 du Domaine du Chardonnay exprime une nature plutôt plantureuse.

 
 

Longue garde
 
Au sommet de la pyramide trône le Chablis grand cru. Ils sont en réalité sept climats … voire huit, à porter ce titre suprême. Couvrant une centaine d’hectares, les grands crus sont tous regroupés sur un majestueux coteau de la rive droite, d’où l’on surplombe la ville de Chablis et la flèche gracile de sa collégiale Saint-Martin. Leurs caractères varient au fil des pentes et des expositions. 
 
Les Clos donnent sans doute le vin le plus complet. Monumental, il prouve une longévité hors pair, comme nous le rappellent encore certains flacons de l’année 1947. Blanchot dévoile un profil plus rond, tout en vieillissant remarquablement. Preuses est racé, charnu, et se bonifie pendant longtemps. Grenouilles possède une corpulence fruitée, Valmur cultive la délicatesse, Bougros montre de la consistance. Tendre et floral, Vaudésir passe pour le plus féminin de la bande. A ces sept s'ajoute le lieu-dit Moutonne, dont les deux hectares sont à cheval sur Vaudésir et Preuses. Par dérogation, il a droit à l'appellation grand cru.
 
 


Dans la côte des Blanchots


Voici trois (presque) homonymes pour défendre la cause des Preuses. Au Domaine Nathalie et Gilles Fèvre, ce grand cru procède de vignes âgées en moyenne de 50 ans. La vinification et l’élevage sont réalisés en cuves inox et fûts (30%). Le Preuses 2010 est droit, avec beaucoup de fraîcheur, et le 2009 s’avère un modèle d’équilibre et de fruit. Le Domaine William Fèvre (Chablis) possède une inégalable collection de grands crus, et les traite intégralement en fûts. Son Preuses 2009 est souple, parfumé, enjôleur. Celui de la maison Simonnet-Febvre n’a vu que la cuve inox, mais son caractère est patiné par de vieilles vignes (un demi-siècle en moyenne). Et le terroir garde le dessus, une jolie netteté soyeuse pour le Preuses 2009.
 
Blanchot reste l’enfant chéri du Domaine Laroche (Chablis), où l’on privilégie l’orthographe plurielle du cru. Vinifié et élevé en cuves et en fûts (30%), Les Blanchots 2008 dévoile toujours une belle jeunesse. Sa suavité aromatique s’accompagne d’une courbe parfaite, d’une finale impeccable. L’équilibre des Blanchots 2009 du Domaine Long-Depaquit découle également d’un judicieux dosage entre la cuve et le fût. Le vin est complet, sa fraîcheur atténuant le côté solaire du terroir et du millésime. Passé exclusivement par l'inox, le Blanchot 2010 du Domaine Servin (Chablis) révèle un corps compact et harmonieux.

 


 
L’or du Chablis
 
Le Vaudésir 2009 du Domaine Garnier et Fils témoigne de l’élégance du cru, texture de dentelle et bouche parfumée. Mûri en cuve de bois tronconique, le Vaudésir 2010 du Domaine Séguino-Bordet garde cet esprit, trame veloutée, corps enveloppé. Au Domaine Long-Depaquit, le Vaudésirs 2007 (pluriel là aussi revendiqué) glisse dans sa belle étoffe de fins arômes de craie et de champignon. Le Vaudésir 2000 du Domaine Gérard Tremblay (Chablis) a relevé de la méthode mixte (cuves inox, 30% en fûts). Aujourd’hui épanoui, il fleure le mousseron, le raisin sec et le grillé, sa bouche est tendre et joliment sphérique. 
 
Les Clos 2009 de la maison Pascal Bouchard traduit une force retenue : solidité du corps, ampleur du dessin, robustesse des fragrances (pomme cuite). Une réserve qu’on retrouve dans Les Clos 2009 de la maison Simonnet-Febvre, puissant mais encore en devenir. Les Clos 2008 du Domaine Les Temps Perdus révèle déjà sa carrure athlétique, sa forte densité aromatique. Avec le Valmur 2010 du Domaine Jean-Claude Bessin, le profil s’adoucit, redevient caressant et parfumé.

 

Le grand cru Moutonne

 
Le Château Grenouilles, monopole de La Chablisienne, englobe l’essentiel du cru. La gestation du vin se déroule exclusivement sous le bois. Issu des plus vieilles parcelles, le Château Grenouilles 2009, sous la note d’élevage, laisse poindre une bouche friande et pleine de fruit. Les Bouguerots 2007 du Domaine Laroche n’a connu, lui, que 20% de fût. C’est pourtant un vin complet, débordant de fond, frais en diable.  
 
Monopole du Domaine Long-Depaquit, le grand cru Moutonne ferme la marche, royalement. Avant la Révolution, il était la propriété des moines de Pontigny, qui furent les créateurs inspirés du vignoble de Chablis. Le Moutonne 2010 a été vinifié et élevé en cuves inox (75%) et en fûts, avant de prolonger son séjour en cuves, après l’assemblage, durant six mois. Puissant, il réunit la consistance, l’énergie, la prégnance aromatique, et tient le tout par un équilibre de rêve. La bouteille dégustée portait le n° 2670, et c’était une véritable louange au Chablis.
 
 
 
Tous droits réservés © 2013, Michel Mastrojanni (texte et photos)
 



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